Au début, quand Mme Rachida Dati avait expliqué, au cours de la campagne des élections municipales, que « certains riverains se retrouvaient un beau matin, sans avoir été prévenus, avec une piste cyclable sous leurs fenêtres », on s’est d’abord demandé si elle ne nous faisait pas une scène pagnolesque. Il n’en est rien. Oui, à Paris, on peut créer une piste cyclable en une nuit.
Paris - Rue Lafayette - 5 juillet 2020 - Entre le boulevard Haussmann et la rue de Châteaudun, une nouvelle piste temporaire à double sens a été aménagée à une vitesse laissant songeur. Evidemment, un peu de peinture, des quilles et des blocs de béton... ce n'est pas bien compliqué. Une des deux voies de circulation est quand même réservée aux autobus, mais on peut se douter qu'elle va être régulièrement obstruée pour les livraisons : comment desservir les commerces situés côté piste cyclable ? © Th. Assa
Ingrédients : quelques pots de peinture orange, des quilles jaunes réfléchissantes et même quelques gros blocs de béton façon séparateur provisoire sur l’autoroute. L’architecte des Bâtiments de France doit sombrer dans la dépression nerveuse…
Paris - Rue de Rivoli - 16 mai 2020 - On dirait un jeu de quilles... et en plus il y a des blocs de béton ! Le volet esthétique, si souvent mis en avant à Paris, en a pris un coup ! Pourvu que ce soit vraiment temporaire... car sur cette section entre le Châtelet et la rue du Louvre, le trafic automobile a été maintenu et de fait, le couloir des autobus a été sacrifié. Au final, cet aménagement augmente l'espace occupé par les modes individuels puisqu'il mord en partie sur les facilités - relatives - accordées aux transports en commun. © transportparis
Viser la voiture mais l'autobus victime assurée
Cette rapidité d’exécution, avec pour seule information une page sur le site Internet de la ville de Paris et une courte note aux riverains par boîte aux lettres, tranche radicalement avec les actions en faveur des transports en commun. Combien de temps, combien de palabres faut-il pour obtenir un couloir pour les autobus ? Et une fois obtenu, l’expérience montre que rien n’est jamais acquis. On pourra citer le cas du contresens de la rue Lafayette, remplacé par une piste cyclable, reléguant les autobus rue de Maubeuge dans un couloir qui n’est pas respecté puisque matérialisé par une simple bande de peinture. Ajoutons que le retour à la dissociation des itinéraires ne fut pas une décision heureuse pour les usagers des lignes 26, 32 et 43. Idem pour la déplorable suppression d’une partie des couloirs protégés le long des quais de la rive gauche, couloirs réutilisés… pour les cyclistes et reconstitués sans protection, avec donc une moindre efficacité.
Paris - Quai des Grands Augustins - 25 août 2019 - Le couloir bus protégé a été récupéré par les vélos et les bus se retrouvent dans le trafic général : le marquage n'a pas encore été réalisé, mais la séparation ne tient plus qu'à une bande peinte. © transportparis
Certes, de nouveaux couloirs ont été créés à l’occasion du nouveau réseau d’autobus parisien en 2019, mais la plupart sont peu ou pas protégés donc d’une efficacité limitée. On est loin de l'avancée du début des années 2000, avec un réel développement d'aménagements globalement profitables aux transports en commun (hormis quelques exceptions un peu loupées comme boulevard Magenta ou boulevard Saint Marcel...)
Paris - Rue de Belleville - 11 mai 2019 - Un couloir à contresens de la circulation générale a été créé à l'occasion de la réorganisation du réseau d'autobus du printemps 2019, pour la réorientation de la ligne 20 vers la porte des Lilas, sur un itinéraire qui n'était auparavant pas desservi. © transportparis
La réassociation des itinéraires des bus sur le boulevard de Sébastopol, ou sur la totalité du boulevard Saint Germain, a toujours été refusée, mais, dans le cas du premier, la double piste cyclable qui occupe le même espace n’a fait l’objet d’aucune discussion. Le réaménagement de la rue de Rivoli n'a pas vraiment mis les transports en commun au chapitre des priorités. D'après l'OMNIL, le réseau d'autobus exploité par la RATP transporte quand même 3,5 millions de voyageurs par jour de semaine dont les deux tiers pour les seules lignes parisiennes ! Dans Paris, on note quand même une baisse de près de 10% de l'usage de l'autobus depuis 2011. La dégradation des conditions de circulations n'y certainement pas étrangère...
Paris - Boulevard de Sébastopol - 14 avril 2019 - Le couloir pour autobus vers la gare de l'Est n'est plus protégé : une simple bande peinte le matérialise. A gauche, la nouvelle piste cyclable, occupant la largeur d'un couloir de bus, qui serait pourtant bien utile, simplifiant les parcours des lignes et donc l'usage du réseau. Cette configuration a été refusée pour les autobus mais automatiquement admise pour les vélos. © transportparis
Les utilisateurs des autobus souffrent aussi de la baisse de la vitesse commerciale, qui est devenue perceptible lorsque les vélos ont été admis dans les couloirs pour autobus. L’élargissement de ceux-ci à 4,50 m ne semble pas suffisant pour assurer une circulation fluide des autobus et la sécurité pour les cyclistes, d’autant que l’autobus a logiquement besoin de se placer le long du trottoir aux arrêts. Or les cyclistes ne laissent pas systématiquement passer l’autobus, ralentissant celui-ci.
Le coup d’accélérateur donné aux pistes cyclables, en particulier à Paris, pose une question d’équilibre par rapport aux autres usages de l’espace public car il se fait au détriment d’autres modes de déplacement qu’il faut préserver et encourager : la marche et les transports en commun. Prendre une voie de circulation automobile pour créer une piste cyclable, c'est malgré tout conserver cette bande pour un usage individuel, certes décarboné. Il faut donc avoir une approche plus globale des comportements et des choix modaux.
Paris - Boulevard Vincent Auriol - 23 avril 2019 - Illustration d'un raisonnement qui néglige les transports en commun. La ligne 325 effectue son terminus en plein milieu d'une voirie déjà passablement encombrée, gênant les autres lignes en passage. Ubuesque ! Les vélos ont un itinéraire dissocié, les usagers des autobus doivent le couper. Heureusement, ici, au moins, ce flux est accompagné par le relèvement de la piste cyclable à hauteur du trottoir, mais les vélos ne s'arrêtent pas quand les voyageurs montent et descendent de l'autobus. L'usager des transports en commun serait-il une variable d'ajustement d'autres intérêts ? © transportparis
Traverser une piste cyclable
La marche ? On avait déjà l’exemple du boulevard Magenta, avec les pistes sur le trottoir et des conflits récurrents entre piétons (traversant la chaussée) et les cyclistes se considérant pour un grand nombre dispensés de tout respect des règles du code de la route. Le « vert piétons » n’est pas l’assurance d’une traversée sans risque et il faut redoubler de prudence sur les pistes « temporaires », sans refuge intermédiaire. Absurdité du système : le piéton qui avait déjà maille à partir avec des automobilistes indisciplinés doit maintenant, prendre des risques supplémentaires avec ces mêmes automobilistes transformés en cycliste et agissant de la même façon sur les trottoirs !
Paris - Boulevard Magenta - 8 juillet 2020 - Le trottoir est quand même assez large : la piste cyclable sur les trottoirs du boulevard Magenta a été récemment repeinte en vert pour la rendre plus visible. La mention Priorité Piétons est ainsi plus visible mais on notera en arrière-plan que l'espace d'attente pour les usagers des autobus est assez réduit, d'où des conflits d'usage de l'espace récurrent entre cyclistes et voyageurs. © transportparis
Les usagers des autobus sont aussi face à une situation nouvelle peu confortable : le flux de voyageurs est coupé par la piste cyclable. Cette situation tend à se généraliser avec les nouveaux aménagements « en dur » où les arrêts de bus se retrouvent en ilot. Les cyclistes oublient fréquemment que le dépassement par la droite d’un autobus effectuant un arrêt est interdit ! Elle est décuplée par les aménagements cyclables « temporaires ». Les usagers doivent de plus en plus faire littéralement obstacle de leur corps afin de forcer les cyclistes à s’arrêter, ce qui ne va pas sans violences verbales de la part de ces derniers qui refusent trop souvent de respecter le piéton.
Paris - Avenue des Champs-Elysées - 21 mai 2020 - Exemple d'arrêt en ilot. L'usager des autobus doit donc couper la piste cyclable, mais rien d'indique aux cyclistes qu'ils doivent céder la priorité aux piétons. © transportparis
Les évolutions actuelles de la voirie, les nouveaux plans de circulation, le maintien d’une forme d’anarchie dans la gestion des livraisons contribuent à pénaliser chaque jour un peu plus le fonctionnement des lignes d’autobus.
Des pistes temporaires qui doivent le rester... pour repenser vraiment l'espace public
Cette situation n’est pas tenable car elle va provoquer un report du trafic vers le métro, qui n’en a pas nécessairement besoin, et un retour vers des modes de transports individuels, à commencer par la voiture ! Le vélo n’est pas la solution universelle et l’expérience de plus de 30 années plutôt favorables aux transports publics a prouvé qu’un mode collectif avait un effet d’entrainement bénéfique tant pour l'usage du vélo (les tramways et BHNS étant assez souvent accompagnés d’aménagements cyclables) que pour les piétons (trottoirs plus larges, réaménagement des carrefours). L’inverse - qu’un mode individuel bénéficie aux transports collectifs - reste encore à démontrer.
La situation parisienne est évidemment facilitée par la présence marginale des tramways : l’autobus est un mode « poreux » qu’on peut aisément dévier, reléguer dans la circulation… au gré des influences diverses.
Elle pose aussi une question sur la vie des quartiers : la dynamique des commerces est d’abord le fait de l’agrément pour les piétons et de la facilité d’accès en transports en commun. Le stationnement en surface n’est pas un élément déterminant (c’est souvent la voiture du commerçant qui est garée devant sa boutique) mais en revanche, les questions logistiques sont encore aujourd’hui insuffisamment considérées : les livraisons sont anarchiques, squattent l’espace public sans vergogne (couloir de bus, voie de circulation, piste cyclable, trottoir s’il le faut).
Paris - Place Saint Michel - 25 juin 2020 - Une synthèse ! La circulation est intense (voir les autres clichés pris le même jour), la nouvelle piste cyclable en bordure de trottoir, avec ses élégantes tourelles jaune fluorescent sont une merveille d'élégance. Une avancée en bitume a été réalisée pour l'accès à l'arrêt d'autobus mais on remarque que l'espace laissée aux usagers est bien faible par rapport à l'importance du trafic des lignes qui s'y arrêtent. Et bien entendu, les livraisons se font dans la plus grande anarchie faute d'une organisation de la voirie adaptée aux différents besoins. © Th. Assa
On peut aussi mettre en avant que les encombrements accrus par l’aménagement souvent sans logique d’ensemble : on pense à un réseau cyclable formant un ensemble continu... mais on aimerait que les lignes d'autobus (en attendant mieux), soient traitées de la même matnière. Cette carence pose aussi des problèmes aux véhicules d’intervention d’urgence : police, pompiers, ambulances ! Il a été constaté récemment une nouveauté : les véhicules d’urgence, pompiers en particulier, devant raser les trottoirs en « cassant » les tourelles de plastique marquant les « couloirs » des bicyclettes : un comble !
Conclusion : cette vision unidimensionnelle profitant uniquement aux cyclistes ne saurait constituer une politique équilibrée de l’aménagement urbain. La réduction du trafic automobile par une restriction « punitive » des voiries a des effets lourds sur les transports en commun et sur les riverains (le trafic étant à peu près constant… mais avec encore plus de congestion).
Or c'est sur eux que repose un report modal vertueux pour la collectivité, au travers d’améliorations significatives (voies réservées, révision du fonctionnement des carrefours, tramway sur les grands axes y compris intramuros) qui auront un effet bénéfique pour les piétons et les cyclistes. Ajoutons aussi que l’intérêt pour les cyclistes à circuler sur des artères engorgées – parfois artificiellement – d’automobiles n’est certainement pas une solution attractive (le bruit, les odeurs, la pollution).
Ce n’est malheureusement pas le chemin pris aujourd’hui par la Ville de Paris, qui ferait bien de s’inspirer d’autres capitales où l’usage du vélo est plus ancien, plus développé mais beaucoup plus harmonieux et moins intrusif à l’égard du service public de transport en commun. Ile de France Mobillités est dans une position difficile, puisque la Ville de Paris en est membre (pour 32%). En revanche, la RATP pourrait avoir plus d'influence car dans ces conditions, la réalisation du service commandé devient de plus en plus difficile.
Alors à quand des opérations « sauvons nos autobus », « touche pas à mon couloir »... et plus simplement un véritable plan de performance destiné à augmenter de 30% la vitesse commerciale des autobus, afin de retrouver un niveau minimal d'efficacité et donc d'attactivité ?
Paris - Pont Saint Michel - 25 juin 2020 - Trafic complèement bloqué dans l'île de la Cité. Il y a un demi-siècle, la Préfecture avait encouragé l'usage d'autobus à gabarit réduit pour qu'ils se faufilent mieux dans la circulation. Bilan : une période sombre pour le réseau de surface avec des bus malgré tout bloqués et un inconfort pour les voyageurs à bord des Berliet PGR d'une quarantaine de places et des plus bruyants ! Notez sur ce cliché les deux autobus articulés, si chers à un éphémère candidat à la mairie de Paris... © Th. Assa
Paris - Place Gabriel Péri - 8 juillet 2020 - En milieu de matinée, la rue de Rome bloquée, la rue de la Pépinière itou... tout va bien ! Si ce n'est le parc automobile et les autobus bien de notre époque, cette photo aurait pû être prise en 1970, avec un état du trafic tout à fait comparable ! © Th. Assa